Dès ses débuts, la photographie a toujours eu du mal à se faire une place dans le monde de l’art. En France, jusqu’au début du XXe siècle, la plupart des écrivains et artistes voyaient la photo comme un simple outil au service de la peinture, rien de plus. Ce n’est que bien plus tard que la photo a commencé à être reconnue pour ce qu’elle est : un art à part entière. Au départ, avec des tentatives de lui donner un côté « peinture », puis grâce au surréalisme dans la première moitié du XXe siècle, la photo s’est peu à peu imposée dans le monde artistique. Dans les années 70, il y a eu un vrai engouement qui a permis à la photographie de gagner ses lettres de noblesse, appuyée par des réflexions théoriques et esthétiques. L’arrivée du numérique n’a fait qu’accélérer cette intégration dans l’art contemporain. Mais est-ce que cette fusion n’est pas une nouvelle manière de réduire la photo à un rôle secondaire ? La question a le mérite d’être posée…
Ecrire sur la photo, un art à part entière ?
Parler de photographie en tant qu’art aujourd’hui, cela demande un minimum de contexte historique. Depuis que les premières techniques pour fixer une image sur un support ont vu le jour, la relation entre photo et art a toujours été, disons, compliquée et mouvante. Dès la fin du XVIIIe siècle, certains savants commençaient à imaginer ce que pourrait être cette « image technique » et comment la chimie et l’optique pourraient la faire naître. Quand la photographie a officiellement vu le jour en 1834, deux grandes questions se sont posées : est-ce que c’est vraiment un art ? Et si oui, sous quelles conditions ? Autant dire que son statut a tout de suite été un vrai casse-tête !
Prenons par exemple cette vieille histoire racontée par Pline dans son Histoire naturelle : une jeune fille de Corinthe, Dibutade, qui, pour garder un souvenir de son amoureux partant à la guerre, trace le contour de son ombre projetée sur un mur par une lanterne. Ça ressemble à une peinture, oui, mais ça a surtout des airs de photographie avant l’heure, malgré l’anachronisme évident. Cette petite histoire aurait pu être le point de départ idéal pour intégrer la photo dans la grande famille des arts. Mais non, elle n’a pas eu droit à cet accueil chaleureux.
Pourtant, ces dernières années, la photo semble enfin avoir été adoptée par la famille des arts plastiques, qui la voyait jusque-là comme le vilain petit canard. Maintenant, tout le monde s’arrache ce médium comme si c’était le plus beau des cygnes. Mais est-ce que cette nouvelle admiration rend vraiment justice à la photographie ? Pas sûr, surtout que la photo a toujours eu du mal à se laisser enfermer dans une seule catégorie. Alors, si on veut écrire sur la photographie en tant qu’art aujourd’hui, il faut bien sûr connaître son histoire. Ce n’est peut-être pas le seul angle d’approche, mais c’est clairement un passage obligé si on veut comprendre pourquoi ce médium a mis autant de temps à se faire accepter et pourquoi, même maintenant, il continue de bousculer les codes.
La servante rebelle, mais sous surveillance
Quand Arago a fait son fameux discours le 19 août 1834 pour présenter le daguerréotype devant les académies, il n’a pas manqué de souligner à quel point cette invention était une révolution. Il a d’ailleurs ajouté, probablement influencé par le peintre Paul Delaroche, que c’était « un immense service rendu aux arts ». Mais attention, les artistes et intellectuels de l’époque, surtout en France, voyaient cela d’un autre œil. Pour eux, cette nouvelle invention devait rester à sa place, dans un rôle de « très humble servante », au service des sciences et des arts. Pas question que la photographie vienne prétendre au statut d’art à part entière.
Des grands noms comme Baudelaire ou Delacroix, même s’ils n’avaient pas forcément la même approche esthétique, étaient unanimes : la photographie devait rester dans l’ombre de la peinture. Baudelaire, fidèle à son style provocateur, la voyait même comme un outil destiné à flatter « la sottise de la multitude » et « la foule idolâtre ». Delacroix, lui, craignait que l’artiste ne devienne « une machine attelée à une autre machine », transformé en simple reproducteur d’images. Bref, pour eux, la photo ne pouvait pas rivaliser avec la noblesse de la peinture et il était crucial de la maintenir dans une position de subordination.
Malgré cette opposition farouche, la photographie a commencé à sortir de l’ombre, notamment grâce à l’ouverture d’esprit de certains mouvements comme le surréalisme au début du XXe siècle. Mais à la fin du XIXe, des auteurs comme Flaubert, Zola ou les frères Goncourt restaient encore méfiants. La photo, pour eux, n’était qu’un outil documentaire, pas un art. L’histoire a montré qu’ils avaient tort, mais à l’époque, la photographie restait bel et bien la servante fidèle des beaux-arts, encore loin d’être reconnue comme l’art autonome qu’elle deviendra plus tard.
La photo face à l’industrie
Dans les premières décennies, les photographes avaient un vrai défi, à savoir s’éloigner de l’industrie. Avec la révolution industrielle, la photographie était vue comme un simple produit d’une machine, un outil parmi tant d’autres. Pas très flatteur, vous en conviendrez. Du coup, pour échapper à cette image peu valorisante, les photographes ont commencé à se regrouper, en France comme en Angleterre, dans des structures professionnelles. Par exemple, en 1854, la Société Héliographique devient la Société Française de Photographie, une institution qui existe toujours aujourd’hui. Ils ont aussi pu compter sur les premières revues spécialisées, comme La Lumière en France ou le Photographic Journal en Angleterre, qui offraient enfin un espace pour discuter des vraies questions, notamment celle de savoir si la photographie pouvait vraiment prétendre au statut d’art.
En Angleterre, Elizabeth Eastlake, une plume acérée et plus ouverte que Baudelaire, écrivait déjà en 1857 que la photographie excelle dans ce qu’elle sait faire, et qu’il serait bien inutile de la forcer à rivaliser avec la peinture ou tout autre forme d’art. Selon elle, il fallait arrêter de vouloir à tout prix la comparer à l’art traditionnel et juste accepter ses capacités pour ce qu’elles étaient. Au fond, elle n’avait pas tort, mais malgré ses conseils de prudence, certains photographes ont voulu prouver que leur médium méritait une place dans l’art à part entière.
Le pictorialisme : la photo veut prouver qu’elle est un art
Ces photographes, qu’on appelle les pictorialistes, ne voulaient plus qu’on les traite comme de simples exécutants. Non, ils voulaient qu’on les reconnaisse comme des artistes à part entière, et pour cela, ils ont pris les grands moyens. En suivant les directives du manuel d’Henry Peach Robinson, Pictorial Effect in Photography, publié en 1869, ils ont commencé à imposer à la photographie des techniques et des règles qui venaient tout droit de la peinture. Ils ont même développé de nouveaux procédés chimiques pour produire des effets artistiques : tirages au charbon, sels de platine, cyanotypes… tout y est passé pour donner à leurs œuvres une dimension artistique incontestable.
Le problème ? Ces photographes étaient tellement obsédés par l’idée de se rapprocher de la peinture qu’ils en oubliaient parfois la vraie nature de la photo. Robert Demachy, l’un des grands noms du pictorialisme, n’hésitait d’ailleurs pas à dire qu’il était prêt à effacer le caractère photographique pour y arriver. Ironique, non ? En cherchant à légitimer la photographie, ils ont fini par la noyer dans un académisme qui, au final, ne rendait pas vraiment justice à l’originalité de ce médium.
Au bout du compte, la photo a fini par s’imposer dans le monde de l’art, comme l’atteste de nombreux prix (prix Robert Capa, prix Cartier-Bresson, Marc Ladreit de Lacharrière, Higashikawa) récompensant les photographes et reconnaissant leur prouesse artistique. Cependant il a fallu du temps pour que les photographes s’affranchissent réellement de l’ombre de l’industrie et de cette comparaison permanente avec la peinture.